jeudi 16 octobre 2008

La gendarmerie coloniale en Océanie (1846-1939)





Frédéric ANGLEVIEL

Revue de la gendarmerie nationale, hors série n° 2, 2000

Pages 1 | 2

En Océanie, la gendarmerie fut longtemps omniprésente. En effet, seul et ultime représentant dans les îles lointaines et dispersées des Établissements français de l'Océanie (EFO) ou dans les villages isolés par l'absence de réseau routier en Nouvelle-Calédonie, le gendarme colonial apparaît souvent comme une sorte de Deus ex machina incontournable. Son action initiale s'avère par essence coercitive, puisqu'il intervient comme agent du maintien de l'ordre. Ensuite, les multiples missions que lui attribuent les gouverneurs successifs le transforment en médiateur deux mondes en présence.

L'installation de la gendarmerie à Tahiti

Gendarmes coloniaux posant avec des Canaques de la tribu de Saint-Louis en Nouvelle-Calédonies dans les années 1930Le protectorat français sur Tahiti fut imposé à la reine Pomaré en septembre 1842. La gendarmerie fut instituée le 7 novembre 1843, et le premier gendarme à poser le pied sur l'île fut le maréchal des logis Joseph Prat. Lors de la guerre franco-tahitienne de 1844-1847, la gendarmerie participa à la répression et obtint, le 17 octobre 1846, la création d'un détachement de gendarmerie à cheval qui débarqua après la fin du conflit. Parallèlement, la gendarmerie devient le principal élément de pacification du fait de l'absence de " guerres de libération ". C'est ainsi qu'en 1851, une brigade de gendarmerie doit être envoyée à Mangareva (Tuamotu), où les pasteurs mormons mobilisent une importante partie de la population contre les tenants tant de l'Église catholique que de la France. Le calme revenu, le gouverneur laisse dans l'atoll deux gendarmes avec la mission d'appréhender les derniers fauteurs de trouble. Le brigadier Viry, venant arrêter un des chefs destitués le 9 novembre 1852, est désarmé, transpercé de coups de harpon et finalement assassiné. La répression menée par les troupes de Marine et des auxiliaires tahitiens fut rapide et sévère, voire indigne d'une armée constituée : cinq des rebelles sont jugés sur place et pendus sur le champ, le village est pillé, des femmes Paumotou sont violées. Désormais, la gendarmerie se donne pour objectif premier de réguler les tensions inévitables entre les Mao'hi et les quelques aventuriers, commerçants et missionnaires s'installant dans les îles. Dans le même esprit, la gendarmerie surveille les agissements des uns et des autres, n'hésitant pas à prescrire des travaux d'utilité publique, voire l'exil des fauteurs de trouble. Après la répression de la révolte de Raiatea Tahaa, en 1897, c'est la gendarmerie qui eut la tâche de surveiller les 116 déportés envoyés à Ua Huka.

Les gendarmes, premiers agents administratifs

Très rapidement, les officiers de gendarmerie se voient confier des fonctions judiciaires et administratives aussi importantes que diverses. En effet, les EFO, trop éloignés et dotés d'un climat pénible, n'ayant pas vocation à devenir une colonie de peuplement et ne constituant pas une véritable colonie de plantation, en raison de la faiblesse des superficies utiles, l'administration coloniale est chargée du bien-être du colonat tant qu'il n'empiète point sur les droits des premiers Polynésiens. " Pour tout ce qui concerne les habitants européens ou étrangers, les gendarmes prendront et recevront les ordres du commandant par l'intermédiaire de leur chef de corps... ", précise l'arrêté du 24 mars 1856 ; " ils devront d'ailleurs avoir toujours en vue que l'intention du gouvernement et son intérêt sont d'attacher la population indigène au Protectorat, ce qui ne peut avoir lieu qu'en donnant de l'importance aux chefs, en laissant la population régler toute action qui pourrait paraître oppressive ou porter atteinte aux droits de la famille ".

Après l'annexion du royaume de Tahiti, en 1880, l'instauration progressive du régime colonial sur l'ensemble des EFO, avec son corollaire, l'administration directe, se traduisit pour la gendarmerie par l'accroissement des effectifs, la multiplication du nombre des unités et l'attribution de nouvelles fonctions d'administration civile en sus des obligations de l'Arme. L'effectif du détachement s'accroît donc régulièrement jusqu'à la fin du XIXe siècle (39 gendarmes en 1880, 47 en 1897), avant de redescendre à 27 en 1904, à 21 en 1905, à 12 en 1922 et même à 5 en 1938. Cet effondrement correspond à l'apparition progressive de fonctionnaires civils dans les archipels, mais il est surtout significatif du désintéressement progressif de la métropole pour les terres les plus lointaines et les moins productrices du second empire colonial français.

Un statut royal ?

Le récit haut en couleur du gendarme Guillot s'avère significatif des rapports entre gendarmes et Polynésiens, ces derniers sachant atténuer, par un lien personnel, la confrontation classique entre le dominant et le dominé : " En débarquant dans l'île, je fus chaleureusement reçu par le roi Matohi qui m'adopta comme fetii (frère de sang). Cette coutume très touchante montre bien le caractère accueillant et affectueux des Maori. En vertu de cette adoption, tout en conservant chacun, naturellement, nos propres attributions, le roi Matohi s'appela Guillot et le gendarme Guillot prit le nom de Matohi. Et cet échange n'était pas seulement symbolique ; si le roi Matohi-Guillot ne devenait pas gendarme, le gendarme Guillot-Matohi devenait bel et bien roi de l'île et possesseur de tout le territoire et de ce qu'il renfermait : boeufs, chevaux, chèvres, cochons, fruits, etc. En revanche, si l'on venait à casser un aviron ou à détériorer le bordage d'une embarcation, le devais, de mes deniers, pourvoir au remplacement ou à la réparation. Dois-je ajouter - à tout seigneur tout honneur - que les femmes de l'île étaient à disposition du gendarme-roi " . Quant aux démêlés de Paul Gauguin avec les gendarmes successifs de Atuona (Hiva Oa, Marquises), même s'ils débouchent sur des écrits forts critiques du peintre, ceux-ci démontrent surtout la place centrale que les gendarmes ont acquis, aux côtés des chefs et des missionnaires, dans ces micro-sociétés polynésiennes. Gauguin écrit ainsi, en 1903, à deux inspecteurs de passage : " En regard de ces indigènes, nous avons des gendarmes dans des postes ayant un pouvoir absolu, dont la parole fait foi en justice, n'ayant aucun contrôle immédiat, intéressés à faire fortune, à vivre sur le dos des indigènes généreux quoique pauvres. Le gendarme fronce le sourcil, et l'indigène donne poules, neufs, cochons, etc. Sinon, gare la contravention. Quand par hasard, ce qui est difficile, un colon un peu courageux pince un gendarme en délit ; immédiatement, tout le monde tombe sur ce colon " .

La gendarmerie en Nouvelle-Calédonie

En Nouvelle-Calédonie, où la colonisation française commence en 1853, quatre gendarmes débarquent l'année suivante à Port de France (Nouméa). Cinq ans après, le gouverneur J.-M. Saisset décide d'envoyer en NouvelleCalédonie le détachement à cheval de Tahiti'''. En janvier 1860, les EFO et la Calédonie sont totalement séparés, car le ministère estime que leur éloignement (5 000 kms) gêne l'expansion de la seconde entité, promise à un développement colonial rapide en raison de sa taille (18 600 kms') et de ses ressources minières. L'importance relative des deux groupes s'est inversée, comme le rappelle le fait que, désormais, le détachement de la gendarmerie à pied de l'OcéanieTahiti est subordonné à celui de Nouvelle-Calédonie. Les relations institutionnelles entre les deux colonies se distendent très vite, et leurs corps de gendarmerie se développent dans l'ignorance mutuelle. Néanmoins, en cas de manquement grave à l'ordre civil, les meneurs étaient déportés dans l'autre colonie. En 1857, le grand chef de Hienghène, Bouarate, est déporté à Tahiti ; en 1897, le principal chef de la révolte de Raiatea, Treaupoo, est déporté en Calédonie.

Entre médiateur culturel et agent d'intégration L'effectif de la gendarmerie est porté à 30 en 1860, à 63 en 1867, à 112 en 1872, 127 en 1883, 150 en 1886 ; il baisse à 132 en 1891, remonte à 150 en 1893, puis se situe à 76 en 1908, 45 en 1922, 52 en 1933, 61 en 1939. La progression des effectifs au XIXe siècle correspond à deux faits. D'une part, l'ouverture du bagne, en 1864, nécessite la présence d'importantes forces de maintien de l'ordre. D'autre part, le cantonnement progressif des Canaques au profit de la colonisation pénale (5 000 mises en concession sur 5 ha) puis de la colonisation libre, impliqua des troubles ponctuels de 1854 à 1866, voire de véritables révoltes (1878, 1917). La diminution des effectifs durant les deux premières décennies du XXe siècle s'explique par la fermeture du " robinet d'eau sale " (l'arrivée de nouveaux bagnards), en 1897, qui entraîna un recul notable de l'insécurité, et par le semi-échec de la colonisation libre voulue par le gouverneur Feillet. Mais alors, pourquoi un redéploiement de la gendarmerie dans les années 1930 et pourquoi cet intérêt tardif de l'institution envers les indigènes ?
Le développement de la colonisation agricole (café, coprah) et surtout industrielle (nickel, mais aussi chrome et cobalt) implique le recrutement des autochtones et l'introduction en masse d'une main-d'oeuvre immigrée javanaise et indochinoise. On passe alors de cinq à vingt brigades de gendarmerie pour encadrer les populations de cette colonie lointaine, mais économiquement rentable. Cet éparpillement est favorable à une meilleure prise en compte des revendications des tribus. Parallèlement, le capitaine Harelle, puis surtout le capitaine Meunier (1931-1935), décidèrent d'appliquer sur le terrain la Nouvelle politique indigène (NPI) prônée par l'État. Le gouverneur Siadous déclare en effet, en 1933, devant le Conseil général calédonien, connu pour son conservatisme : " La France, même dans les pays où le peuplement européen est possible, respecte l'autochtone et considère qu'elle doit lui ménager les voies vers une amélioration progressive de son sort dans le cadre des intérêts de la collectivité coloniale ".

Or, depuis avril 1900, les gendarmes sont aussi syndics des affaires indigènes. Aussi, c'est tout naturellement que le capitaine Meunier appliqua les consignes métropolitaines. Son œuvre fut trop longtemps réduite par l'historiographie locale à l'amélioration de l'habitat traditionnel. En fait, il fit aussi modifier nombre d'antiques coutumes (réduction des mariages arrangés, contrôle de la médecine traditionnelle) et il protégea les Canaques des excès de la colonisation (interdiction de la vente d'alcool, limitation des corvées, vérification des balances des commerçants). Ses nombreuses circulaires furent reprises par ses successeurs, et elles servirent de base, en 1937, à la publication d'un Vade mecum du gendarme explicitant sa mission civilisatrice. Jean-Marie Lambert partage cette conception des gendarmes-médiateurs culturels lorsqu'il conclut son chapitre sur la NPI : " Ils leur font sauter quelques siècles, leur ouvrent les portes d'une réalité qu'ils ne peuvent plus ignorer. En leur faisant construire maisons et dispensaires, ils leur apportent le goût d'un bien-être, gage de vie. En leur apportant leur protection, ils leur apprennent à se défendre. Même leurs interdictions peuvent être considérées comme bénéfiques, tendant à donner - ou à améliorer - une discipline désormais indispensable à un peuple qui n'en avait jusqu'alors guère ressenti la nécessité ".

Récemment, le colonel Spillman précisait, à propos de la Polynésie, que " les gendarmes qui ont servi et qui servent encore sur ce territoire ne sont rien d'autres que des agents d'exécution. Ils ne sont pas, et c'est heureux, responsables des politiques mise en oeuvre par les gouvernements de l'État ". Cette affirmation vaut tout autant pour l'action, fort contrastée dans le temps, de la gendarmerie en Calédonie, qui a été orientée par les directives gouvernementales. Le décalage chronologique entre les deux évolutions s'explique avant tout par la distinction entre colonie de comptoir, en Polynésie, et colonie de peuplement, en Calédonie.


Aucun commentaire: